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La loutre de chrome

La loutre de chrome

Bruce Gervais vous présente

- Épisode 2 du Feuilleton : "Ciel ouvert" -

2
L'épisode où l’animal se dévoile.

Des juliennes. Pas des chips, des juliennes. Aux jalapenos.

Il pleuvait moins mais l’obscurité teintait mes songes et l’espace pour les bercer. Frissonnant, je m’étais remis en route. Au bout d’un moment, j’ai voulu rire : ce que j’avais pris pour du sang dans sa bouche, dans sa bouche pleine de sang, c’était de la saveur en poudre. Le sac de chips…

Du rouge alimentaire aux jalapenos.

Que ça? Sans doute. Mais non. Ce soir-là, les épinettes auraient du tirer leur grand rideau sur tout un pan de ma mémoire.

Je venais de voir, d’entendre et de sentir ce que la raison refuse sans douter. Mais la raison, faut en revenir. J’ai des yeux!

Et mes yeux, ils ont vu en pleine noirceur, au milieu d’octobre, sous la pluie, sortie de l’épais couvert forestier, sortie de nowhere, une fille d’au moins six pieds, s’asseoir en indien, en indienne, sur le devant gris charcoal de ma Jetta 84.

Des yeux, ça invente pas une femme indienne avec des bottes lacées jusqu’au ciel, des cheveux longs et des yeux noir. Ça invente pas une longue femme en Doc Martens qui te paralyserait de son regard, en mangeant des chips, ou des juliennes ou peu importe – des jerkys de nerfs de chevreuils si tu veux – en les sortant, les mangeant, par petites poignées, en ne disant rien, jamais.

Je le jure, c’est comme je le dis. Mes yeux savent qu’elle a fini par se transformer en animal sauvage mais pas comment elle a été mangée par la nuit, juste après.

Je venais d’arriver au croche qui passe dans le lac. Je venais de la voir sous la pluie. J’étais en train d’oublier pourquoi j’arrêtais.

Et là…

Sans sourire et sans me libérer, jamais, de son pénétrant regard, elle s’est avancée vers la voiture, a craché un petit bout du petit sac et s’est assise, après y être monté comme l’aurait fait un chat, sur le capot. Son cuir noir à palettes grand ouvert laissait voir des épaules athlétiques et son cou long et mat. Son cou, parcouru de croix. Oui, des croix. De ses clavicules aux lobes percés trois fois de ses oreilles, deux séries de croix, comme deux chemins.

Et sous chacun des ses yeux noirs – on les aurait crues couchées sur le haut de ses joues – un profil de femme. En pointillés, des contours bien connus. Que TU connais. Ceux d’un profil qu’on voit le plus souvent métallique, chromé, d’une femme couchée, nue, poitrine saillante, sur les devants de camions. Un classique de routiers.

Ses yeux noirs. Les femmes couchées dessous. Mes yeux pris dedans. La pluie qui cogne fort sur la tôle de mon auto.

Assise là, elle m’a scié, percé, décapité de ses pupilles, des abysses, en laissant les gouttes de pluie glisser sur son front, unes à unes, pour exister une dernière fois sur son nez. Elle est restée là toute une vie; trois minutes au moins. Et avant d’avoir fini les juliennes, elle s’est levée d’un bond.

Debout sur le hood!

Et ses longues jambes l’ont propulsée dans les airs et faite atterrir comme une panthère sur l’accotement. Moi, je n’ai pas bougé.

Sans s’appuyer au rebord de ma fenêtre, elle a approché son visage du mien. J’ai voulu dire quelque chose mais le silence a refusé. Son visage frôlait le mien. J’ai serré le volant plus fort, c’était ridicule;

« …est en train d’me renifler?»

Je veux dire, comme un animal. Elle me sentait. Son nez a touché mon nez. Une goutte d’eau nous a unis, même. Ses mains ne touchaient pas la porte de l’auto. Comment ça se pouvait?

« Être si grande et à ce point pouvoir pencher… c’est pas normal. Est comme un serpent».

Elle m’a entendu. Ses lèvres, ensuite ses yeux, ont mimé le doute, me semble, et après, pendant un bout de micro-moment j’ai senti, ou vu, ou les deux, du mépris. Mais j’ai été soulagé qu’enfin, son visage s’éloigne lentement. J’ai bougé, laissé le volant, mes yeux cherchant le bouton. J’allais l’enfoncer, tirer dessus, on s’en fout; vite que se referme la maudite fenêtre, vite que ça finisse!

Mais non. De sa bouche, la grande, la belle, la terrifiante indienne avec ses bottes lacées sans fin et son cou en chemin de croix, a laissé sortir un grondement. Un vrai gros grondement sourd. Ce bruit effrayant que font les carnassiers. Et sa bouche, sa gueule, s’est ouverte. Et j’ai bien vu ce que mes yeux ont vu : sur ses dents, sa langue, et qui tachait ses lèvres, c’était du sang.

Du sang plein la bouche, la bouche pleine de sang. Les dents pointues, un grondement, ses yeux plissés; un animal enragé, une MÈRE animale enragée. J’ai voulu être aveugle, sourd ou ailleurs mais le temps m’a manqué.

J’ai senti le chaud, l’humide, j’ai regardé le foncé et j’ai bien vu. Je m’étais un peu pissé dessus. J’ai relevé les yeux. Elle avait disparu.

J’ai roulé jusqu’à Boyer Lodge, avant Louvicourt. J’ai voulu rire. De la saveur en poudre. Que ça. Me suis endormi au fond du parking en gravier sans détacher ma ceinture de sécurité. J’ai rêvé d’une loutre dans une piscine creusée, toute noire avec son poil luisant, qui mangeait des enfants au lieu de jouer avec le ballon multicolore qui flottait dans l’eau rougie.