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Le grand croche

Le grand croche

Bruce Gervais vous présente

- Épisode 1 du Feuilleton : "Ciel ouvert" -

1
L'épisode où la fin rencontre le début.

La taïga, pour un géant, serait à coup sûr un tapis de clous. Pour un géant, disons, interstellaire, la taïga serait à la terre ce qu’est l’égratignure sur ton genou. Pour peu que l’on sois rien qu’un peu plus évolutionniste que stupéfait, on sait que le vivant s’est mis ses aiguilles, ses poils durs ou sa peau raide, là où il a soit ses plus saillantes fêlures, soit ses plus belles fleurs.

La taïga, c’est un tapis de clous, donc. En bois millénaire. Des clous de huit, neuf, dix pieds, rarement plus. Et en dessous, au sol, c’est mou comme la joue d’une barbotte ou la gorge d’un crapaud et il n’y a rien jusqu’à très creux. La surface, qu’on redoute et dont jaillissent tous ces clous noir et vert foncé, elle n’est pour le pas de personne.

As-tu du temps? Juste pour une histoire.

Bon.

Le 26 juin 1981, dans la banlieue la plus beige et brun du monde, dans l’Ontario métropolitaine, Baptiste «Smalley» McKensie, un Cri de Chissassibi né au milieu de la taïga, parti pour ne pas y mourir, a été pris par le sort. Pour lui dont le feu brûlait fort, tout s’est éteint dans un édifice qu’on ne remarquerait pas. Beige deux tons; large et long, sorte de bunker à bureaux du gouvernement, d’incubateur à mauvais plans.

C’est le concierge qui a raconté, deux ans après que ce soit arrivé.

Dans le large couloir qui séparait en deux l’espace du premier étage, l’homme armé a crié à l’indien qui se sauvait en courant:

M’en va compter jusqu’à trois, pis si tu bouges, j’te shoote!

Et il a compter.

Un Mississauga, deux Mississauga, trois Missis…»

Et il s’est approché.

Mais l’autre, un p’tit nerf, trente ans pas plus, s’est viré le corps. Sa claque en revers visait le gun mais l’a manqué. C’est son poignet qui a pris la balle dans son milieu mou. Et elle a continué, la balle, presque aussi vite qu’en partant, jusqu’à sa face qui l’a eu en plein front.

Un indien mort dans un édifice du gouvernement.

Un Cri, diplômé de Concordia, faiseur de paix au quotidien dans son appart dans Rosemont, où la Gaspésie, la Côte-Nord et l’Abitibi universitaire de la fin 70 venait fumer son calumet pour ce qu’il y avait de bon dedans, pas autour.

En fait, Smalley McKensie, fraîchement troué au front, venait de passer à un demi-poignet de non seulement reprendre au colon blême toute l’Abitibi et le Nord du Québec jusqu’à l’Eastmain avec son or, ses truites, ses dorés jaunes et son panache encore pas fini de pousser, mais aussi, d’avoir dans le creux de ses deux mains en même temps, ce qu’il faut pour assurer aux siens, juste retour du sort, l’auto-détermination et la souveraineté territoriale pour au moins deux, trois cent ans.

Ce n’est pas rien. Du tout.

Mais, non.

Moi, 36 ans après, je te raconte. Même si je sais que passer proche compte pas, je prends le temps. Parce que moi, je l’ai rencontrée. La fille de Smalley. Bien plus que juste rencontrée. Même que des fois, quand je vois les nouvelles sans le son, j’ai peur ou bien, quand c’est la minute des métaux et de leur prix, je prends dans les flancs comme une volée de clous et je deviens enragé. Ça me revient comme le souvenir d’une vieille cassure avant qu’il pleuve.

J’ai peur. Peur qu’elle soit morte. Peur qu’elle revienne.

Ce serait bien que tu aies du temps. Vraiment. Pour que je te dise avec les bons détails, les bons mots, dans quelle histoire elle m’a mis, moi, à trente ans, quand le siècle tournait. J’étais pris au milieu de l’absolu, proche du Camatose.

Dans le Parc. Dans un lac. La route qui marche au-dessus de l’eau. Tu vois un peu? Oui, je sais. C’est un peu nulle part.

Je comprends, c’était un peu ça pour moi aussi. J’allais vite.

Je veux dire ce soir-là, j’allais vite. Ce soir-là, mais aussi dans la vie. Je n’arrêtais pas très souvent. Ni pour grand-chose, ni pour grand-monde.

Donc, c’est la fin de l’après-midi, proche du grand croche. Entre le Camatose et l’Outaouais. 15 octobre, cinq heure et quart, je descends chez nous! Je chauffe. C’est pas tant que j’aie le goût d’arriver mais, si je pouvais, j’irais plus vite. Mais il fait brun, assez brun que les phares de ma vieille Jetta n’éclairent rien.

Et le ciel se vide.

C’est la demi-heure Twilight Parc : la ligne jaune, comme beurrée de crachin, a disparu de la mémoire minérale de mon windshield.

Je roule à 120 sur la 117 en suivant le foncé des épinettes.

Et je la vois. Mais je vois mal. Il pleut très fort. Une grande fille, dehors au milieu du croche. Une grande femme. Dans ce long croche qui s’invente juste quand on l’éclaire.

En plein là où les gros trucks de la légende ont disparus, ensevelis, leur chauffeur avec : une grande indienne. Dans ce croche de la mort, ce long ruban gris, elle marche sur l’eau.

Je la vois mieux. Elle ne tend pas le pouce, elle marche de l’autre bord. Elle déballe en mordant dedans, un sac de chips.

Je ralentis.

J’arrête.